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Courrier de l'Unesco
questions à Hervé Nisic
Sous le regard des habitants de Sarajevo.
Images du film La hauteur du silence (1995) de Hervé Nisic.
La hauteur du silence, le court métrage de solidarité avec les habitants de Sarajevo qu'a tourné Hervé Nisic en 1995 dans la capitale bosniaque assiégée, est entièrement composé d'«entretiens silencieux». Hommes, femmes et enfants de Sarajevo y regardent en silence la caméra. Hadani Ditmars, journaliste canadienne, a interrogé le réalisateur sur la signification du silence dans ce film.
Hervé Nisic: Il en est l'essence. La première fois que je suis allé à Sarajevo, pendant la guerre, J'ai été frappé de voir que les gens en avaient vraiment assez d'expliquer à chaque étranger de passage de quoi était faite la réalité quotidienne; assez de leur raconter tout ce dont les médias ne parlaient pas; assez aussi des promesses d'aide qui ne se concrétisaient jamais. "Sarajevo était devenue une espèce de désert d'inaction et de promesses non tenues. Ses habitants en étaient arrivés au point où les mots perdent leur sens et leur utilité, ne servent plus qu'à entretenir un semblant de communication, et où il vaut mieux se taire, comme si chacun se disait, en son for intérieur: «Tout le monde sait que la situation est mauvaise, qu'on a tout essayé, alors n'en parlons plus! » Même s'ils vous savaient sincèrement désireux de leur venir en aide, plus rien ne parvenait à chasser la certitude fataliste que, quoi que l'on fasse, massacres et bains de sang continueraient comme avant. Les choses en étaient arrivées là. J'avais le sentiment de rendre visite à des gens en prison, à des gens cloués sur place, alors que, moi, je pouvais m'en aller et rentrer chez moi. Simple «Visiteur», J'échappais à leur sort d'assiégés. Dans un tel contexte, le silence m'a paru le seul moyen possible d'établir le dialogue avec les gens de Sarajevo. Mais ce fut aussi une sorte d'épreuve, car leurs yeux semblaient tous me dire: «Etes-vous capable de supporter le regard que je pose sur vous? Si vous l'êtes, alors, peutêtre, vous adresserai-je la parole, après ... » Toute la communication passait par les yeux. 0
H. N. Le silence est extrêmement ambigu; c'est d'ailleurs pourquoi je l'ai choisi comme moyen de communication. je ne crois pas qu'il existe dans une langue de mot susceptible de traduire en même temps la complexité de la situation et les sentiments mêlés des Bosniaques. Seul le silence peut exprimer cela. La dignité des habitants de Sarajevo est immense. Elle se voit. Quiconque verra mon film ne pourra manquer de s'en rendre compte. Les images se suffisent à elles-mêmes. Les mots n'y apportent rien de plus. Quels commentaires ajouter? En cet instant même, dans ce discours que je tiens, que puis-je dire de plus? Si vous avez vu les images que j'ai filmées, alors vous comprendrez. Les mots sont inutiles.
H. N.: Le silence a toujours été, partout, un élément constitutif de l'accueil que l'on vous fait. C'est une question de respect. Lorsque vous entrez dans un café, par exemple, si les gens ont le moindre intérêt pour vous, ils se tairont et vous regarderont. Cela peut durer un certain temps. Je n'ai pas fait un film sur les Bosniaques, mais sur la relation que nous autres Occidentaux entretenons avec la Bosnie. Le spectateur en est partie prenante. Par leur silence, les Bosniaques répondent directement au silence de l'Ouest face à cette tragédie; c'est un commentaire sur l'impuissance, l'apparente incapacité à agir, la «fausse présence» de l'Ouest, sur sa position officielle qui est: «Nous sommes là, mais nous n'interviendrons pas, parce que nous ne voulons rien déclencher.» Cette position officielle est condamnable en soi, et la meilleure façon de la condamner, c'est par le silence. Les Bosniaques ne veulent pas se mettre en colère contre nous, contre l'Ouest, contre les gouvernements de l'Ouest. Ils veulent juste garder le silence. Un des sens possibles de ce silence est sans doute: «Nous vous méprisons.» Mais, en même temps, le regard qu'ils dirigent vers nous est empli d'espoir. Dans leur mutisme, ils nous disent aussi: «Regardez! nous sommes là, nous sommes des êtres humains, tout comme vous, regardez ce qu'il en est de nous! »
H. N.: Oui. L'utilisation que j'y fais du silence est une façon de témoigner, mais aussi de pleurer, de hurler tout en conservant une attitude tellement digne qu'elle écarte toute possibilité de réponse ou de riposte. Il est facile de répliquer à la colère par la colère, mais que pouvez-vous opposer à la colère silencieuse qu'exprime le regard de ces gens?
H. N.: Oui, si l'on veut, mais c'est surtout une manière de pousser l'autre à réfléchir sur ce qu'il voit. C'est comme si leurs regards nous disaient: «Je suis une victime et, pourtant, je me tais. Que pensez-vous de cela?» Le spectateur est acculé à la réflexion. C'est également une manière de déclencher la compréhension à un autre niveau chez le spectateur. Cela est devenu tout à fait clair pour moi pendant le tournage. A chaque personne que je filmais, j'exposais mon but: «Je veux que vous regardiez l'objectif de la caméra comme vous fixeriez les gens qui vivent loin de Sarajevo, qui ne sont pas en état de siège.» je voulais que le regard de ces gens transperce la caméra, me transperce moi et tous les spectateurs qui verraient le film, transperce l'espace et le temps.
H. N.: Nous savons que, dans le processus de la communication, seuls quelque 10% de la somme totale des informations qui passent d'une personne à une autre sont véhiculés par les mots. Vingt pour cent sont transmis par la façon de s'exprimer (le ton de la voix, etc.). Et le reste, c'està-dire la majorité des informations, émane de l'ensemble du corps. On a tendance à croire qu'au cinéma tout passe par le dialogue. Rien n'est moins vrai: le dialogue ne véhicule que 10 à 20% de l'information totale. Tout le reste est présence. Mon film exploite cet aspect très puissant de la communication non verbale.
H. N.: Bien sûr! Il fallait qu'ils me parlent, qu'ils m'expliquent leur situation ! Il s'écoulait parfois entre trois et quatre heures avant que je puisse faire la prise de trois minutes que je voulais. En d'autres occasions, ce temps devenait un temps d'adaptation mutuelle nécessaire. je m'étais fixé une règle unique: une seule image, sur un seul plan, en une seule prise. Aussi devais-je attendre le moment propice, celui où nous étions d'accord sur le quand et le comment de la prise, celui où chacun se sentait à l'aise. Le film a été tourné en éclairage naturel, de façon à montrer les gens tels qu'ils sont.
H. N.: Le message que je voudrais transmettre est qu'un tel silence peut servir de point de départ au dialogue. J'espère que mon film incitera justement les gens à parler, à briser ce silence.
H. N.: S'ils avaient pu tuer, j'en serais mort. J'en ai été profondément blessé. Mais, en même temps, j'étais heureux de découvrir leur force. Les médias présentent généralement les Bosniaques comme des victimes; et plus on montre les gens comme des victimes, plus le spectateur est enclin à accepter qu'on les traite en victimes. C'est un cercle vicieux. J'aurais pu filmer des blessés de guerre, mais je voulais montrer les Bosniaques comme des gens beaux, forts, pas comme des victimes ou des gens qui se plaignent. Je ne voulais pas non plus être un voyeur. En leur donnant la possibilité de rester silencieux devant la caméra, je leur ai donné une chance de faire état de leur dignité humaine. Il n'y avait pas de moyen plus fort que le silence pour exprimer cela. Le silence était devenu-le seul moyen de communication véritable.
Propos recueillis par HADANI DITMARS, écrivain et journaliste canadienne, spécialisée dans le domaine de la création intellectuelle création interculturelle.