Il nest pas donné à tous de voir Personne. Il faut tomber dessus sur la chaîne (câble et satellite) Muzzik qui le programme en avril ou se précipiter à lEntrepôt (Paris XIVe) avant le 19 avril.
Vertige de linépuisable
De lexpérience de poésie générée par ordinateur orchestrée par Jean-Pierre Balpe, Hervé Nisic tire un film en forme de méditation rêveuse et amusée sur le devenir de lart. Qui donne à penser et à rire aux voyeurs insatiables que nous sommes.
Personne
Film documentaire de Hervé Nisic, 90min.à lEntrepôtdu 12 au 18 avril, séances à 20h30.
Pour celles et ceux qui ne lont pas vu, la politesse consisterait dabord à dire un peu de quoi il retourne dans ce film de 90 minutes classé " documentaire de création ". Personne a un auteur point anonyme, Hervé Nisic, un artiste qui fit ses premières armes au mitan des années soixante-dix dans lart vidéo, expérimentant tout ce quon pouvait expérimenter, curieux de tous les détournements, avide de nouvelles techniques à dépoussiérer les regards. Un réalisateur dont on a vu souvent le nom ces dernières années sur des programmes de La Cinquième (Journal de la création) et dArte (La hauteur du silence, Le film 100 têtes...). Personne a aussi un sujet : la poésie générée par ordinateur, à linfini. Et au cur de celui-ci, un sujet en chair et en os, qui cuisine et parle avec laccent du midi, cest Jean-Pierre Balpe, écrivain, poète, universitaire, théoricien. Non dénué dhumour. " Le Balpe " comme il se nomme est flanqué de deux acolytes qui laident à dire sa messe, ce sont deux poètes forts en gueule : Henri Deluy et Joseph Guglielmi. Et dun maître de chapelle, cest le jeune compositeur Jacopo Baboni-Schilingi qui officie à lIRCAM quand il est de ce côté des Alpes.
Le propos de Balpe a de quoi défriser ceux qui croient que derrière chaque vers il y a un poète doué dune âme unique, intelligente et sensible. Derrière les poèmes que son ordinateur génère à linfini, il y a un logiciel très astucieusement élaboré (faut-il dire génial ?). A partir des quelques dizaines de pages que lui ont confiées ses amis, Balpe a su tirer les règles dune combinatoire qui peut mouliner à linfini des poèmes à leur manière. Si bien faits dailleurs que Deluy et Guglielmi acceptent sans barguigner de les endosser et de les signer. Et même de les dire en public à mesure quils les découvrent sur lécran, sans échappatoire, sans voie de repentir. Le programme est à la mesure des capacités danalyse stylistiques de Balpe qui a su dégager la syntaxe, le lexique, le tempo propre à chacun. Il sest dabord essayé sur un poète qui venait de disparaître, Jean Tardieu, en manière dhommage. Produisant du Tardieu ad libitum, manière de révolutionner le genre des Tombeaux si puissamment illustré chez nous par Mallarmé. La mort, dailleurs, Balpe en parle volontiers ; lart nest-il pas (en Occident et ailleurs) quête de la transcendance, effort plus ou moins naïf pour se survivre ? Sauf quici léternité rejoint léphémère. Le poème apparaît sur lécran et disparaît. Il na pas plus vocation à être conservé que limage des jeux vidéos dont les adolescents se nourrissent des heures durant dans les arcades vouées à ces plaisirs solitaires. Aussi éphémère que le Pont-Neuf emballé par Christo qui ne survit que dans les mémoires de ceux qui lont vu. Aussi éphémère que lun des Mille Milliards de Poèmes inventés par Raymond Queneau au début des années soixante. Aussi vite aboli que le Livre de Sable décrit par Borgès. Ou son ancêtre imaginé par Swift. Inépuisable et éphémère. A considérer cela, on est bien obligé de réévaluer la conception dominante de lart, celle qui attache une valeur (entre autres marchande) à un objet fini (théoriquement immuable) signé par un artiste connu. Conception datée (de la Renaissance ?) et vraisemblablement bourgeoise. Archétype : La Joconde.
Le nombre infini fascine et rend tout arrêt arbitraire. Si luvre est infinie, cest notre désir ou notre résistance qui lui imposera sa limite. Arrivera forcément un moment où, rassasiés, nous arrêterons de dévorer les pages, les images, les signes. Linfini nous parle de notre mort, évidemment. Entre autres parce que nul ne peut espérer vivre assez longtemps pour en faire le tour.
Pour Nisic le cinéaste, témoigner ce qui se passait là, dans la cuisine poétique de Jean-Pierre Balpe, à la fin du XXe siècle, ne pouvait se limiter à des propos honnêment enregistrés (des interviouves) et des images dordinateurs débitant des chapelets de poèmes (plans de coupe). Du reportage. Ou du rapportage. Personne nexplique pas, ou le moins possible. Comme tout film de cinéma qui se respecte, il donne à voir, à entendre, à rêver. Il transmet létonnement, lébahissement, la question. Un film pour inquiéter les voyeurs insatiables que nous sommes. Il est tissé dimages qui rendent sensible ce vertige de linfinie variation des choses éphémères : les gouttes de pluie jamais tout à fait identiques, le pare-brise balayé par lessuie-glace, les vagues roulant contre les rochers, les nuages sétirant dans le ciel du soir, les bandeaux de paysage aperçus par la vitre du train, les hautes herbes couchées par le vent, le flux des phares la nuit sur lautoroute. Paysages naturels ou paysages humains, paysages que pouvaient voir nos plus lointains ancêtres (mais comment les regardaient-ils ?) ou paysages daujourdhui, urbains, mécanisés. Le film nous invite à considérer la beauté fugitive, beauté qui nous entoure, quil nous appartient de regarder ou dignorer, de reconnaître comme belle ou pas. Libre à nous. Affaire de hasard qui offre au regardeur à laffût (qui est parfois photographe) un coucher de soleil, un baiser, un passant, une scène de rue. La beauté est affaire de regard, de désir, de patience. Personne soffre de nous rendre la liberté de la cueillir partout où elle peut surgir.
Cette beauté instantanée, naïve, indigène, a-t-elle à voir avec lart ? A coup sûr avec lart contemporain qui depuis Marcel Duchamp proclame que lart est dans celui qui regarde lurinoir. Ou la série décrans de vidéo-surveillance. Ou les zébrures du carrefour. Lart-vidéo interroge ce côté-là et les questions de Nisic croisent celles de Balpe, sans jamais les recouvrir. Si Balpe est bien visible à lécran, lauteur de Personne a sa manière bien singulière dinscrire sa présence dans son film : reflet dans une vitre, voix off qui dit " vous " en place de " je ". A la manière de Fernando Pessoa qui lui a inspiré le titre, Nisic affectionne les jeux de masques, les apparitions détournées. Histoire de nous renvoyer la question, quest-ce quune oeuvre ? Quest-ce quun auteur ?
En finissant ce petit essai critique, il savère quon na rien dit de la musique composée par Jacopo Baboni-Schilingi à lIRCAM de manière aussi aléatoire que les poèmes quelle accompagnait. Ni du Yi-Qing, espèce de tarot tiré entre chaque séquence pour nous rappeler que lécriture du film doit aussi à laléatoire. Ni de Philip K. Dick dont les anticipations ont nourri limagination de Nisic. Rien non plus de lhumour. Celui de Balpe qui a programmé la destruction de son programme après la 300 000 millième page (seulement ?). Celui du cinéaste qui filme un carrefour où les passants de tous âges traversent quand la voix de lautomate leur enjoint de patienter, et disparaissent quand la voix les invite à traverser. Comme si, dinstinct, les hommes désobéissaient aux machines. Rassurant en somme. Humour, décalage, liberté qui naissent de la discordance voulue entre les sons et les images. Mais pourquoi vouloir épuiser les plaisirs que procure un film consacré à linépuisable ?
Un documentaire ne saurait se passer dun sujet. Mais, sil veut être un film, il a intérêt à ne pas sy enfermer. Personne réussit ce pari : rendre compte somme toute simplement dune élaboration artistique très sophistiquée et nous emmener au delà, dans une méditation amusée sur lart, le désir, la mort, léphémère et léternité.
EVA SEGAL