REVOIR NIJINSKY DANSER

Un film de Hervé Nisic

Scénario original

RECIT OFF :

Rêvons.

Alors qu'il dormait en compagnie de sa femme Romola dans la maison de ces beaux-parents en Hongrie et qu'il mettait la dernière main au système de notation de la danse qu'il était en train d'inventer pour transcrire la partition de sa chorégraphie du Faune, Nijinsky fit un rêve.Dans son rêve il se voyait propulsé au siècle suivant. Il était déjà mort bien sûr, mais on cherchait à le joindre pour lui montrer un film où on le verrait danser. Nijinsky ne pouvait manquer d'être surpris car à sa connaissance il n'avait jamais été filmé de son vivant en train de danser. Bien sûr, les occasions auraient pu se présenter. Des savants qui auraient voulu enregistrer ses sauts fabuleux comme ce Demenÿ qui travaillait avec Etienne-Jules Marey, certains admirateurs richissimes des Ballets Russes, ou ces nouveaux créateurs des milieux du cinéma.Nijinsky approuvait Diaghilev, qui avait toujours refusé qu'on filme les représentations des Ballets Russes. Pour lui, la danse était liée au théâtre, et le cinéma lui semblait un moyen déloyal pour éviter de payer les artistes à chaque performance. Cependant, il se rappelait la difficulté qu'il avait eu à travailler d'abord avec sa sıur Bronislava puis avec les danseurs des Ballets Russes à Berlin, Monte Carlo, et Paris pour monter sa première chorégraphie de L'après-midi d'un faune sur la musique de Debussy. En tant que chorégraphe, il avait éprouvé le besoin de conserver son travail pour que les temps futurs puissent lui donner raison d'avoir été si novateur. C'était en s'inspirant des scènes de danse peintes sur les vases de la Grèce ancienne qu'il avait construit sa chorégraphie. Il rejoignait sans le savoir l'attirance du peintre Degas ou du compositeur Maurice Emmanuel pour la décomposition du mouvement des danseurs.Les audaces qu'il avait prises en regard de la tradition du ballet classique dont lui-même était pourtant un pur produit apparaîtraient un jour comme les ferments d'un renouvellement total de l'art chorégraphique. Et c'est pour cette raison que durant deux années, deux années que l'absurde guerre de 1914 l'avait contraint à passer réfugié dans la propriété de ses beaux parents en Hongrie, il avait régulièrement travaillé à la mise au point d'un système de notation qui pourrait conserver ses chorégraphies.Il s'était rendu compte des limites du système de Stepanov, qu'on lui avait enseigné à Saint Petersbourg lorsqu'il était l'élève brillant de l'académie de danse impériale. Lors d'un séjour en Allemagne en 1912, il avait été frappé par la vie des gestes dansants conservés dans les hauts-reliefs de Luca Della Robbia, les Cantoria. Il avait entrepris d'essayer d'en transcrire le mouvement sur trois portées musicales, une portée pour le torse et la tête, une pour les bras et une pour les jambes. Il s'était essayé aussi sur les exercices du vieux maître Cecchetti qui faisait travailler les danseurs des Ballets Russes. Au prix de ce travail intensif, sa transcription progressait. Sa première chorégraphie, celle du faune, qui ferait oublier le " sauteur " virtuose au profit de l'artiste créateur, était maintenant assurée de ne plus se perdre dans les détours des mémoires même les mieux intentionnées. Sans compter le grand nombre de ceux qui, par jalousie ou par souci du moindre effort, se seraient empressés d'en gommer les belles difficultés et la majestueuse rigueur implacable. On n'imagine jamais combien le succès vous rend admiré et haï de manière démesurée.Conscient de la difficulté de sa danse et de la nouveauté qu'elle représentait, Nijinsky en avait d'ailleurs consciencieusement fait conserver le souvenir par la photographie. Il avait posé de nombreuses fois pour des photographes aux talents divers. Mais la rencontre décisive avait été celle du baron De Meyer. Ce photographe appartenait au mouvement dit " pictorialiste " qui considérait que la photographie était un art en soi qui n'était pas cantonné à la représentation servile de la réalité mais pouvait, à l'instar du dessin ou de la peinture, tenter de fixer l'essence de son sujet, ou les mouvements de l'âme. Nijinsky avait donc accepté de travailler avec De Meyer à une série de photographies des différents moments de sa chorégraphie en essayant d'y insuffler toute la force de ses intentions. C'était donc munie du viatique des photographies, des nombreux dessins des peintres qui avaient dessiné le Faune et de cette nouvelle transcription, que la chorégraphie de Nijinsky pourrait affronter l'épreuve du voyage dans le temps. Dans son rêve, Nijinsky se demandait comment un film avait pu être pris à son insu, mais il devait avouer que la perspective de voir quelles étaient les traces de son travail plus de quatre vingts ans plus tard le plongeait dans une excitation inhabituelle. La danse est un art de l'éphémère, une sorte de tentative désespérée et magnifique de narguer le passage inexorable du temps. Sa beauté est celle de l'instant, mais au fond de lui-même le chorégraphe aspire à un répit, une fixation de son travail. Dans son rêve, Nijinsky sentait confusément qu'il y avait peut-être un sens caché. Peut-être que quelqu'un comme ce médecin de Vienne dont on parlait beaucoup Sigmund Freud, le lui expliquerait un jour. Le rêve tournait au cauchemar : au fur et à mesure que Nijinsky traçait les signes de sa notation, ils se brouillaient, il n'arrivait plus à les lire. Comme lui-même devant certains systèmes de notation du passé... A ce moment de son rêve, il entendit une voix. Quelqu'un parlait en anglais. Puis vint une image.Nijinsky ne voulut pas montrer sa surprise quand apparut devant ses yeux une sorte de petit écran d'où sortaient aussi des sons. La modernité des procédés du nouveau siècle lui semblait naturelle et vraiment la moindre des choses. Il imagina quelques instants les merveilles que l'art de la scène pourrait tirer de tels dispositifs. On le menait à l'Opéra de Paris, dans un studio de danse où répétaient deux danseurs étoiles (Nicolas Le Riche, Kader Belarbi) qu'il ne connaissait pas. Il se rendit compte très vite qu'ils travaillaient sur la chorégraphie du Faune. Nijinsky s'en réjouit. De la conversation qui suivait leur séance de travail, il comprit qu'ils n'utilisaient pas la notation sur laquelle il avait passé tant de temps. Que s'était-il passé ? Alors une image imprécise lui apparut. Une autre séance de travail, toujours sur le faune. Il eut de la peine à reconnaître le visage vieilli de Léonide Massine le jeune danseur des Ballets Russes et aussi, ô surprise, sa femme Romola. Cruel passage du temps ! Tous deux faisaient répéter un jeune danseur (Charles Jude).Puis le visage du jeune danseur (Charles Jude) lui apparaissait nettement, mais vieilli à son tour. Il faisait le récit des difficultés de Léonide Massine et Romola à s'accorder, sur la difficulté intacte pour les danseurs à aborder ce rôle du Faune, sur l'aspect novateur de la chorégraphie. Nijinsky se demandait encore pourquoi Romola ne leur avait pas donné sa transcription.Nijinsky vit alors sur le petit écran une reproduction de sa partition. Une femme déjà âgée (Ann Hutchinson Guest) expliquait en anglais comment Romola l'avait contactée pour qu'elle traduise sa notation. Elle la traduisait dans le système d'un certain Laban, devenu assez répandu. Nijinsky comprenait que son propre système s'était perdu. Ainsi donc il n'avait pu mener à bien son projet d'école pour les danseurs où bien sûr on aurait enseigné sa méthode de notation de la danse. La femme expliquait comment grâce à une enquête minutieuse et des aides multiples elle avait patiemment reconstitué cette transcription sur une période de presque trente années. Dans ce rêve, Nijinsky éprouvait une grande reconnaissance pour cette femme qui avait passé avec enthousiasme tant d'heures de sa vie pour que son Faune renaisse comme il l'avait écrit. On lui montra alors une image étonnante, comme un dessin en mouvement d'un homme marchant, ou exécutant un exercice de gymnastique, ou un plié, un battement. L'émotion gagnait Nijinsky. Comme dans le fameux récit de Heinrich Von Kleist, où un danseur avouait la supériorité de la marionnette libérée des contraintes de la pesanteur, lui Nijinsky reconnaissait les possibilités immenses des mouvements de ces figures. Il se rappelait les railleries de ceux qui avaient vu ses trois chorégraphies comme des spectacles de pantins insultants, particulièrement celle du Sacre du printemps sur la musique de Stravinsky ! Puis on lui remontra les photographies de De Meyer. Sous ses yeux, deux photographies se transformaient l'une en l'autre, d'une manière subtile et progressive. Ce n'était pas comme il avait pu le voir dans certains films de son époque la disparition d'une image remplacée par une autre, mais plutôt comme si les deux images s'échangeaient leur substance. Nijinsky comprenait alors dans son rêve, que De Meyer avait raison, que la photographie peut enfermer dans ses pigments des mouvements cachés au regard ordinaire. Il comprenait aussi que le siècle nouveau dans lequel il était transporté n'était plus celui de l'enregistrement de l'image comme le sien, mais celui de sa réinvention, de sa regénération infinie au gré des besoins. Nijinsky se rendait compte que l'on était en train de lui faire comprendre que la combinaison de ces moyens nouveaux avec les photographies de son ballet, les indications de sa notation, la mémoire transmise par les danseurs rendait possible la recréation d'un film. Oui, homme du début du vingtième siècle, il avait imaginé qu'on allait lui montrer des images prises à son insu. Il comprenait maintenant qu'il allait voir un film reconstruit à partir des traces de son travail. Son faune allait littéralement renaître en images.Nijinsky brûlait de curiosité maintenant. Il était prêt. Un nouvel écran apparut, il allait enfin voir ce film. Il entendit un bruit de cloches dans le ciel. L'approbation des anges, se dit-il. Le bruit devint trop fort.Il se sentit aspiré hors du rêve et il se réveilla. La cloche de la porte d'entrée de la maison sonnait. Quelqu'un criait : Vaslaw, vous avez une visite ! Dans ce rêve que nous avons imaginé, Vaslaw Nijinsky ne vit jamais d'images filmées de son Faune. Mais il existe maintenant quelques secondes du Faune reconstitué, nous les dédions à sa mémoire. Ouverture du noir : Sur les passages correspondants de la musique de Claude Debussy, les images reconstituées du Faune, dansé par Vaslaw Nijinsky, d'après les photographies du baron De Meyer.

 

◊ Hervé Nisic

 

 

 

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