DANS MES YEUX
de Angelo Caperna



Être témoin. Devant un tribunal c'est d'abord s'exposer à devoir répondre à la question des circonstances qui vous ont amené à être présent quelque part à un moment donné.

Ici la réponse est donnée par les plans d'exposition du film qui dénoncent un regardeur persistant, mais sans but précis qui cherche dans le non événement généralisé qui caractérise le quartier d'immeubles sans âme qui entourent son point d'observation privilégié, de quoi nourrir son appétit de spectacle de la vie.

Les passants passent, les voitures aussi. Les immeubles laissent voir sur un balcon cette partie de la vie entre public et privé que tout occupant d'un appartement accepte de concéder au regard du voisinage. La vacuité généralisée aiguise le désir de l'événement. La lassitude pourrait s'installer mais arrive la récompense de la patience du chasseur-regardeur à l'affût. Immobiles, loin, mais à portée de longue vue, deux êtres décident de partager publiquement l'espace abrité du soleil du renfoncement d'un local commercial.

Ils se parlent en silence. Assis à distance l'un de l'autre, leurs gestes se répondent lentement comme à leur insu, scandant le rythme de la prise de conscience d'un accord. Un garçon et une fille, des lycéens sans doute, qui se sont mis à l'écart.

On les retrouve plus tard marchant dans la rue vers un arrêt d'autobus. Ont-ils délibérément laissé passer un premier bus ? Ils s'éloignent et attendent, adossés à un mur. La distance qui les sépare a diminué. Le regardeur est toujours là, patient, attentif. Et dans le temps réel de l'événement, comme suspendu, les deux adolescents se rapprochent et affirment au vu et au su de tous qu'ils sont attirés l'un par l'autre, se rapprochent...

Depuis longtemps, tous les bruits de la ville ont disparu. Seul le silence accompagne le regard insistant porté sur le garçon et la fille. C'est dans la tension entre ce silence et la durée que se joue la réussite ou l'échec de ce film. La lente progression des sentiments que l'on devine passionne ou bien incite au retrait pudique.

Du statut de regardeur attendri à celui du voyeur, la position du spectateur est à débattre. Dans cette oscillation, s'engouffre peut-être le souvenir de nos propres amours adolescentes, de la découverte de la violente pureté du sentiment amoureux naissant. On peut aussi y lire le défi d'une jeunesse qui vit sa vie en dépit du regard oblique des passants honnêtes de la chanson de Brassens. Mais on peut aussi ressentir la gêne de réaliser que ce spectacle ne se déroule pas sous nos yeux mais a été enregistré par une caméra et que ce ne sont plus les passants qui sont les témoins, mais nous qui regardons le film.

D'un coup le désir énoncé d'Angelo Caperna de pouvoir montrer un jour aux jeunes gens qu'il a filmés la délicatesse de ce moment, en remerciement du cadeau qu'ils ont fait à la ville qui les entoure du spectacle de leur tendresse, aide à dépasser l'ambiguïté du regard de la caméra.



Hervé Nisic 2016

 

 

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