Dithyrambe pour Dionysos
Avec la nuit reviendra le temps de l’oubli
De Béatrice Kordon
Ce n’est pas pour rien qu’il y a aujourd’hui un vignoble d’appellation
contrôlée sur les flancs du mont Olympe en Grèce, juste au
dessous de la mythique demeure des Dieux de l’Antiquité.
C’est bien sûr pour que nul n’oublie que les Grecs anciens nous
ont fait ce cadeau définitif : le vin, sa culture, son adoration, l’oubli
de soi dans la fête et l’ivresse libératoire, souvent créatrice
(pour mémoire, le cadeau peut se révéler empoisonné
si abus - note du Ministère de la Santé).
Son culte a été célébré sous les traits du
dieu Dionysos (Bacchus pour les Romains). Dionysos, rebelle voyageur, bâtard
divin, est l’objet d’un culte orgiaque et solennel. Les incantations,
chants, danses et bien sûr les abondantes libations en l’honneur du
dieu auraient enfanté la Tragédie, selon Aristote et Nietzsche.
Pour ceux qui n’auraient jamais fait le voyage initiatique vers les sources,
le film de Béatrice Kordon nous plonge hardiment au cœur des ténèbres
originelles, au berceau du pouvoir de la divinité, à l’endroit
ou les forces terribles de la nature se déchaînent, s’affrontent
et, ignorant superbement notre humbre condition humaine, déploient le spectacle
impressionnant de leur arguments.
D’abord le son, terrible dans l’obscurité. L’orage se
répand de la mer aux coteaux et seuls les éclairs tirent d’une
nuit noire quelques fragments de paysages courbés sous la tourmente, subissant
stoïquement les assauts de la pluie. Lentement, inexorablement, l’orage
instaure son ordre, et du sein des ténèbres bouleversées,
se mêlant au vacarme du tonnerre, des incantations s’élèvent
pour dire à la face du monde une naissance.
Car le film somptueux que Béatrice Kordon a patiemment élaboré
sur plus de deux années, place la naissance de Dionysos dans les collines
et les terrasses du pays de Banyuls dans le Roussillon. Seuls quelques mots rares,
inscrits sur les images de l’orage nous relient au mythe originel, mais
la construction de ce magnifique récit en images épouse les étapes
de la légende.
Sémélé était une belle mortelle dont Zeus était
tombé amoureux. Mais apprenant que sa rivale était enceinte, Héra,
l’épouse de Zeus à la jalousie légendaire, imagina
une vengeance à la mesure de l’affront. Elle fit persuader Sémélé
de demander à Zeus de se montrer à elle dans sa divinité.
Ce que Sémélé ignorait, c’était qu’aucun
mortel ne pouvait soutenir ce spectacle sans en être consumé dans
l’instant. Sémélé ayant fait sa demande à son
divin amant, celui-ci se découvrit. Voyant Sémélé
se consumer, Zeus eut le réflexe de se saisir de l’enfant dans son
ventre et de le placer à l’abri dans sa cuisse. C’est ainsi
que naquit Dionysos, quelque temps après, de la cuisse de Zeus.
C’est dans une atmosphère lourdement chargée d’orage
que Dionysos est né et c’est donc en toute légitimité
que Béatrice Kordon place sous le signe de l’orage et de la nuit
son film dédié au travail de la vigne et au soin du vin.
Son cinéma incantatoire donne toute leur noblesse au travail et au corps
des hommes dans le cycle des opérations qui mènent de la plantation
de la vigne, du soin de la terre, de la cueillette des grappes, du tri des grains,
du pressage du raisin, du suivi attentif de la fermentation, à la dégustation
du vin et à la fête.
Qu’on ne se trompe cependant pas. La force elliptique des débuts
est conservée et le film tire de chacune de ces séquences une quintessence
qu’un montage sobre, qui n’oublie jamais de généreusement
travailler le son et l’image dans le même geste, mène à
sa fin nécessairement emportée par la loi cyclique du temps qui
nous régit.
L’inscription des paysages dans une perspective longue comme les aimait
Braudel, l’historien de la Méditerranée, est soulignée
par l’utilisation opportune du Super 8 au tournage. Les images oscillent
entre passé et présent, comme leur support entre gélatine
et électronique, dans une présence plastique d’emblée
intemporelle.
On pense au travail rigoureux de Vittorio De Seta, ce cinéaste italien
qui avait livré autour des années 1950 en Italie un cinéma
stupéfiant de beauté et de dignité, magnifiant par l’utilisation
du Cinémascope et de la couleur le travail simple des paysans et des mineurs
du Sud de la péninsule. Et par une sorte d’attraction pasolinienne
(le Pasolini de l’Evangile selon Saint Mathieu), la beauté sèche
des paysages méditerranéens de Dithyrambe pour Dionysos nous fait
retrouver le chemin de l’interrogation devant le monde, et nous engage à
faire résonner en nous-mêmes les vibrations des dithyrambes, ces
chants qui accompagnaient le culte ancien de Dionysos.
Ce profond retournement des perceptions, comme le labourage d’une terre
longtemps en jachère, que propose ce cinéma troublant, sensible,
vibratoire et sensuel, est l’expérience offerte à tout spectateur
prêt à accepter la proposition résolue que lui fait Béatrice
Kordon.
Hervé Nisic
Revue IMAGES documentaires n° 64
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