Les insensés
fragments pour un passage
Un film de Béatrice Kordon






Mer sombre, clair de lune,
Lever du soleil ou coucher du soleil, le cycle des jours et des nuits se perd, comme un voyage intérieur dans lequel le vent s'engouffre.

"Enfermé dans le navire d'où l'on n'échappe pas,
le fou est confié à la rivière aux mille bras..."

Les vrais murs ne sont pas ceux qui bordent les couloirs ou isolent les asiles, les vrais murs sont ceux que la folie a dressés dans l'esprit même des passagers de la nef des fous.

Ils laissent parfois entrevoir dans l'ouverture fugace d'une porte les lueurs d'un esprit entravé mais ils sont percés de meurtrières par lesquelles s'immiscent les obsessions, les bouffées délirantes ou les souvenirs. Silence, murmures, noir, blanc, noir et blanc.
Vide / habité.
Règne de l'incertain, indifférence au monde, sensibilité à fleur de peau, irruption de l'émotion, ces figures subtiles de la maladie mentale s'inscrivent dans la matière même du film de Béatrice Kordon. Elles en imposent le vocabulaire formel et la structure rythmique.

Passage / fragment.
Circularité/retours/obsession/ressassement.

Le vent entêtant se mêle au ressac des vagues de la mer, absorbe les paroles, régurgite le silence et tient la note, comme la basse continue d'un instrument à museler la parole.

Comme une exploration profonde de notre propre mystère, le film de Béatrice Kordon nous entraîne dans l'insondé, ou l'insondable ?
Identités troublées, des prénoms murmurés sont égrenés comme une succession d'appels dans le vide, suite de tentatives de retour vers la terre commune des hommes que les malades mentaux ont quittée.
Qui êtes-vous, qui étiez-vous, Marcel, Mathilde, Sébastien, Julia, Antonin et les autres ?

Indicible du regard.

Fragments pour un passage, avertit Béatrice Kordon au début du film, passage radical dans le mystère de la folie, passage attentionné, attentif, en alerte, guettant le moindre souffle, la moindre lueur. Expérience profonde du spectateur convié à rechercher en lui-même les ressources pour affronter l'inconnu, l'innommable, l'INSENSÉ.

"Je suis folle depuis que j'existe " dit-une jeune malade en se balançant dans le parc de l'établissement où elle est traitée.
Plus tard, plus loin dans le film, elle s'essaie, guidée par la douce insistance du thérapeute, à cet acte qui depuis toujours la terrorise : accepter de prendre la main d'un autre, accepter de plonger dans le regard d'un autre. Elle s'essaie à comprendre ce qui peut se trouver dans le regard d'un autre qui ne soit ni hostilité, ni destruction.

Dépasser la terreur, lentement, très lentement, comme pour laisser à chaque seconde son pouvoir de réconciliation avec le réel. Et alors, avec cette même lenteur qui donne sa densité à chaque instant, un sourire se dessine, encore mal assuré, encore prêt à disparaître dans la peur à tout moment, mais un sourire pourtant, une victoire.

Qui étiez-vous, qui êtes-vous Frederich, Samuel, Thomas, Olga, Johann, Wynniard?

Seule, recroquevillée sur un fauteuil, une femme pleure en silence.
Concert de paroles avortées, d'impasses de communication. Bulles de mots qui éclatent en vain, sans personne pour les écouter vraiment, sans personne pour même y prendre garde.

Mais ce film où il n'y a plus d'espoir n'est pas désespérant. Bien au contraire, sa beauté évidente, sa poésie apaisée, réconcilient avec ce qui, pris dans la nasse de la folie, ne peut pas, ne peut plus être compris.

Des moments de grâce absolue, beauté sidérante de ces danseurs de tango seuls dans un salon abandonné, seuls dans le monde que leurs corps synchrones construisent.
Ou bien cette jeune fille au sourire éclatant de confiance dans l'avenir qui se lance en courant dans la lumière radieuse d'un sous-bois et se laisse tomber à la renverse dans l'herbe d'un été.

Enfance.
L'écart entre la promesse de bonheur que toute enfance délivre et la réalité crue de l'enfermement des adultes dans la folie et le système asilaire est ici magnifiquement mis en scène.

Et ce vide où toute explication est vaine, où seul fait sens le ressassement de l'incompréhension. Le mur du silence laisse lentement place au grand élan de la mer. Le vent persistant, les taches de lumière reflétées par les vagues viennent, reviennent, incessant questionnement. Le monde de l'enfermement est celui de la répétition et de la fuite. Mais la fuite hors du navire de la folie est impossible. La nef des fous est dans les fous.

Les portes s'entrouvrent sur des couloirs et les fenêtres donnent sur la mer lointaine, inatteignable, mirage de liberté.

Reflets/ombres.
Traces/réminiscences/histoire.
Insistance, fixité.

Revient régulièrement l'image du balcon sur la mer, ouverture vers les grandes forces qui nous dominent, la mer, le vent, l'obscurité, la lumière. Leitmotiv qui marque la circularité du temps, le retour obsessionnel des mêmes repères, le silence, le souffle, l'éblouissement, le noir profond d'où peuvent renaître lentement à la visibilité les visages et les lieux.

Le film de Béatrice Kordon est un pendant cinématographique du "Cri", ce tableau qu'a peint et repeint Edward Munch, dont le déchirement tragique hurle aux oreilles du regardeur. Le même silence assourdissant traverse le film, le même mutisme douloureux s'échappe des bouches ouvertes impuissantes à dire le trop plein des esprits qui bouillonnent, prisonniers de la maladie mentale. Seule la tempête, le vent qui emporte peut rendre compte des forces que le cri muet des insensés recouvre.

Avec ces moments rassemblés dans sa collecte d'images asilaires, et dans la résurgence des films qui l'ont habitée, Béatrice Kordon livre un diamant pur, sans concession, qui piège le spectateur dans ses multiples reflets, et nous élève.

Et viennent ces regards qui nous effleurent sans nous voir, tournés vers l'intérieur, insensibles à l'autre, préoccupés par le maintien d'un ordre interne sans cesse bouleversé, menacé par des visions autrement plus puissantes que le spectacle du monde extérieur. Yeux parfois écarquillés devant l'énigme absolue d'une présence au monde qui n'a plus de sens.

Mystère profond des visages que le ralenti interroge parfois, témoin de notre propre impuissance à percer le secret d'esprits prisonniers de règles inavouées. Leurs expressions répétées, comme une prière sans but, marmonnée sans conviction, nous renvoient à l'impossibilité de les lire vraiment. Mais ils nous questionnent, regardant droit dans l'objectif de la caméra.

Mais toujours, l'enfance, la jeunesse, la clarté reviennent, rappel des promesses de l'aube, et l'on comprend que ces images ont un air de déjà-vu, qu'on les a effectivement vues, qu'elles font partie de notre histoire et par là nous engagent dans le dispositif du film. On reconnait ici un plan de "L'Enfance d'Ivan" d'Andreï Tarkovski, une innocence venue du passé du cinéma, ou là l'image de Vaslav Nijinski, le danseur terrassé par la violence de la guerre. On ne sait d'où vient l'image magique d'un écureuil traversant tout l'écran, sautant de branche en branche, mais on sent qu'on est dans la grâce d'un cinéma perdu dont les bribes qui nous sont livrées ici nous aident à apprivoiser l'inconnu absolu de la folie.

Le tissage des images montées par Béatrice Kordon fonctionne comme ces broderies qui retiennent dans leurs fils pierres précieuses, fragments de miroirs et pièces de métal. On comprend que les strates temporelles sont mêlées, que les lieux, les époques s'enchevêtrent. Ces fragments sont pris dans une matière sonore que la musique d'Arvo Part arbitre souverainement, posément, indiscutablement, entre la force du silence et le souffle de la vie.

Car il y a dans cette évocation de la folie et ce parcours dans l'insensé, la maîtrise absolue d'une réalisatrice précise et exigeante. Le grain des images super 8, format de tournage favori de Béatrice Kordon, donne la texture à laquelle se mesurent les différentes sources convoquées dans le voyage : archives télévisuelles, documentaires tournés en vidéo ou fictions sur pellicule.

Mais il y a comme un scrupule à révéler cet aspect de la fabrication d'un film de cette beauté à qui ne l'aurait pas encore vu. Car la cohérence du film et la solidité de sa construction en font un objet étonnant, d'une grande modernité dans sa manière d'assimiler et de restituer tout un rapport sensible au drame de la folie que le spectateur reçoit comme un tout. Ce travail d'élaboration, d'épuration, de réduction à un vocabulaire symbolique, fruit d'une longue maturation du film sur plusieurs années se dissout dans cette étoffe dont sont faits les rêves (dixit Shakespeare)1 et qui est la matière même de nos vies.

Ce rêve éveillé qui nous interpelle, c'est le propre du cinéma.


Hervé Nisic janvier 2015

Revue IMAGES documentaires n° 82 83
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