Pour une (micro) histoire économique du monde dansée
De Pascal Rambert
C'est une intense sentation, de couleurs, de blancheur et d'espace. C'est un essai de réconciliation entre deux modes d'incarnation de la parole entre savoir et improvisation, entre chaire et mouvement.
Ce qui frappe d'emblée, c'est l'empreinte de Cunningham, le chorégraphe qui apprivoisait la force du hasard.
Un décor dépouillé (ou l'absence de décor), un continuum sonore qui semblait souvent narguer toute tentative de repère temporel, C'était le domaine que Merce Cunningham et son complice et ami John Cage proposaient aux danseurs d'investir.
Le même travail d'acclimatation de l'accident et du singulier dans la construction d'un collectif à la forme apaisée est la grande réussite de ces représentations de Gennevilliers. Simplicité et complexité se mêlent harmonieusement.
C'est la métaphore même de la science économique, qui se veut à même de donner une vision globlale et signifiante d'une multitude de comportements individuels.
Le célèbre"ces événements nous dépassent, feignons d'en être les organisateurs » devrait bien sûr être l'emblème des gouvernances économiques patentées. Mais c'est exactement le contraire que le dispositif de Pascal Rambert propose : il est réellement l'ordonnateur de dérèglements non programmés, dans une tentative de création d'une forme homologue à son sujet.
En cela, le projet de Pascal Rambert est d'une légitimité parfaite. Rien ne se passe de manière identique d'un soir à l'autre, tout est improvisé, mais tout obéit à des règles qui déterminent la forme finale.
On pense aux capacités des oeuvres génératives que des poètes comme Jean-Pierre Balpe ont conçues. Un programme déterminé introduit dans les élément de composition des poèmes une part de hasard qui en rend chaque production unique, mais n'aboutit pas pour autant à une absence de structure.
Cette coexistence de l'incertain et du projet est aussi le propre de l'improvisation.
Et c'est par l'improvisation que le projet est léger et ambitieux à la fois.
Que peut-on montrer du monde de la pensée, de cette pensée particulière qu'est la théorie économique qui voudrait élucider la structure cachée de l'échange entre les hommes ?
Le spectacle propose une mise à l'épreuve du discours à travers la mise à l'épreuve de celui qui le tient, non pas seulement comme acteur sur la scène du théâtre.
Le personnage principal de ce spectacle est un expert.
Il est convoqué ici sous la forme d'un véritable professeur des universités (Eric Méchoulan) qui, en tant que tel (intuitu personae, comme disent les juristes), est chargé de mettre à nu les rouages de la science économique pour le public.
La figure de l'expert, incontournable dans les dispositifs médiatiques contemporains se trouve en quelque sorte redoublée.
La prise de risque de la parole de l'universitaire est l'un des éléments passionnants du dispositif.
La scène universitaire est le lieu où l'on joue habituellement une partition de l'explication du monde et sa transmission.
Sa dramaturgie, ses rituels se déploient dans l'enceinte protégée des amphithéâtres et des salles de cours.
Le spectaculaire n'en est pas absent, certains professeurs ont largement mérité leur réputation de grands enchanteurs d'amphithéatres ou d'ensorceleurs de séminaires.
C'est peut-être ce qui aurait pu déterminer Pascal Rambert à rencontrer Eric Méchoulan pour lui proposer de travailler sur ce spectacle.
Mais ce qui frappe n'est pas seulement la révélation qu'un professeur peut être un comédien. Ce qui est proprement renversant dans le dispositif c'est le statut de cette parole sur le plateau du théâtre. On assiste à une sorte l'insémination réciproque du théâtre par l'université.
Car Eric Méchoulan reste le professeur qu'il est. Il improvise sur le plateau de la même manière qu'il donnerait une conférence ou proposerait un élément de cours. On sent la maîtrise du professionnel de la parole publique en circuit universitaire, l'aisance de celui qui sait suivre le fil de sa pensée tout en lui donnant la fraîcheur de l'idée qui surgit.
Mais à son tour, le théâtre vient inséminer l'université car l'improvisation sur le plateau est autrement plus complexe que celle qui peut prendre place dans l'amphithéâtre où le celui qui parle est le maître du jeu. Là, le dispositif scénique fait dépendre l'action et les mots de la relation avec les autres. Les comédiens prennent donc parfois en charge le comédien novice Eric Méchoulan et le guident dans cet apprivoisement de l'espace scénique. Une parole"vraie" (celle d'un véritable économiste) interagit avec le dispositif théâtral qui lui-même accueille les improvisations des acteurs. Mais ces "acteurs" ont eux-mêmes un statut particulier car la plupart sont venus de nombreuses rencontres et ateliers à Gennevilliers.
Ils nous représentent donc aussi, nous le peuple de ceux qui sommes agis par les lois de l'économie, non seulement par leurs actes et leurs paroles sur le plateau, mais en tant qu'eux-mêmes comme nous, le peuple en personnes.
Cette dimension du multiple, du divers, du dépareillé, est extrêmement chaleureuse, et irradie sur cette immense scène blanche, éclairée à giorno. La chorégraphie minimale des micro-événements qui sous-tendent les explications du professeur ondule gentiment comme l'algue dans la vague. La simplicité des gestes et des paroles souligne la distance entre cette théorie économique à laquelle il faut bien avouer le que spectacle ne donne pas la clarté promise, et nos possibilités de représentation.
Il reste la poésie du déplacement des corps. Et c'est par là que le pari peut se gagner.
A vrai dire, la poésie ne manque pas d'audace, on le sait. Lucrèce déjà s'était essayé à un projet semblable, et plutôt magistralement, dans son poème consacré à la philosophie d'Epicure,"De natura rerum" (Sur la nature des choses). Traduire la forme éternellement changeante de la nature et parler d'une pensée qui cherche à en capter l'essence.
Son poème n'avait pas échappé au théâtre : Jean Jourdheuil (traduction) et Jean-François Peyret (mise en scène) l'avaient présenté sur scène tout en intelligence.
Le dispositif intégrait l'amphithéâtre dans le théâtre, soulignant la visée didactique du poème de Lucrèce.
Maintenant, la question n'est peut-être plus de"faire du théâtre de tout" comme disait Vitez, mais comme dans un mouvement d'aïkido, utiliser la force invasive de la société du spectacle, à l'oeuvre dans le mode médiatique qui nous structure à notre corps défendant, en lui retournant ses arguments par les moyens de la scène.
Qu'il y ait doute sur la validité scientifique même de ladite science ne fait d'ailleurs au passage que légitimer la démarche de Pascal Rambert. Le fait que le spectacle d'un discours explicatif du monde économique puisse éventuellement dynamiter ce discours lui-même n'est sans doute pas central dans ce projet. Au contraire, les intentions affichées des auteurs semblent être de permettre une compréhension du monde économique en s'appuyant sur la crédibilité des savoirs universitaires accumulés depuis la naissance des théories économiques.
Il n'en reste pas moins qu'un des plaisirs que la représentation distille est cette savoureuse impression de vacuité que l'énoncé des postulats économiques provoque au passage.
Entre la déambulation énergique du maître qui veille à ce que ses auditeurs soient toujours en alerte et les variations subtiles des formes et couleurs d'une population chantant et improvisant dans un monde sans contour, le discours sur l'économie ne nous éclaire pas vraiment. Nous éclaire-t-il en dehors du théâtre ?
Hervé Nisic
Janvier 2010
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