SARAJEVIENS
de Damien Fritsch
Vivre. Oublier la guerre, ne pas l'oublier.
Revenir à Sarajevo à la rencontre des habitants de la ville c'est affronter ces dilemmes. Ce n'est pas seulement les collines entourant la ville d'où les snipers tiraient sur les passants qu'il faut maintenant déminer. C'est peut-être aussi les esprits qu'il faudrait parfois aider à se libérer des traumatismes de la guerre.
La guerre à Sarajevo n'aurait jamais dû avoir lieu. Pour les habitants de la ville c'était impensable, et pourtant…
Damien Fritsch a rencontré ceux qui n'ont pas déserté Sarajevo pendant le siège. Il est allé en particulier au devant des Serbes qui n'ont jamais quitté leur ville ni l'idéal de mixité et de tolérance qu'elle représentait plus que toute autre dans l'ancienne Yougoslavie.

Les mélanges intimes entre les différents groupes se lisent dans la diversité des prénoms dont le film donne à entendre le poids à l'heure où certains obligent à choisir un camp alors qu'on veut appartenir à tous ou à aucun. Au sein d'un premier couple, se fraie l'écart entre l'espérance, incarnée par Nada le prénom slave de la femme, et l'inespéré, "celui qu'on n'attend pas " Nenad le prénom musulman du mari. Et à la fin du film apparaît le bébé d'un autre couple dont le nom Leona refuse de choisir entre le père serbe et la mère musulmane et tente un bond vers un avenir lavé des stigmates de l'appartenance.

Damien Fritsch a su capter et restituer le subtil mélange d'humour et de sens tragique qui caractérise les Sarajéviens. Les Bosniaques ont la réputation d'être têtus. Le fatalisme, qu'on attribue souvent aux habitants des Balkans, est vite supplanté chez eux par une volonté de ne pas se laisser dicter sa conduite dans l'adversité. Une volonté douce de résistance à l'absurde perce dans les rencontres. Acculés pendant le siège de la ville, prisonniers des accords de Dayton qui ont sacrifié leur idéal de vie ensemble, les Sarajeviens sont encore une fois aux premières loges de l'Histoire pour assister au démantèlement de l'idée européenne.

Mais il faut vivre. Entre les galeries marchandes en construction, futurs lieux d'adoration du plastique (celui des cartes de crédit bien sûr comme le souligne le jeune architecte d'un de ces projets immobiliers) et les restes bringuebalants de l'ancienne activité industrielle de la ville, les écarts se creusent. La nostalgie qui habite ceux qui ont connu la ville d'avant guerre se heurte au désir de rejoindre le grand mouvement mondial des jeunes générations. Elles n'ont pas connu la guerre et ont soif de modernité. Les autres se cherchent des raisons de continuer sans oublier le Sarajevo solidaire pour lequel ils se sont battus. C'est une sorte de leçon de vie cosmopolite, le hardcore de la tradition européenne dit un chanteur de rue passé par les universités américaines, tout peut arriver ici, c'est New York en Europe. Le souvenir du Maréchal Tito, le père fondateur de la fédération yougoslave tire des larmes aux anciens et se faufile dans l'argot des jeunes de Sarajevo. Ta to ti ? To ti Tito ? Tu te prends pour qui, pour Tito ?

Comment tout dire de la complexité d'une ville si peu orthodoxe ? Au fil des personnages du film un portrait pointilliste se dessine. Dans une sorte d'errance légère, les rencontres se suivent et se répondent.

L'épaisseur temporelle du film est donnée par le personnage de Stanko le garagiste serbe qui s'est engagé dans l'armée bosniaque pour pouvoir défendre sa ville. Damien Fritsch l'a filmé à chacun de ses séjours à Sarajevo. Sa voix rocailleuse, au français qui se cherche parfois, est bouleversante de sincérité. Ses questionnements touchent à l'essentiel : pourquoi vivre, survivre, donner la vie. Mais aussi mourir comme son ami d'enfance.

Un autre ancien combattant est hanté par les questions de sa petite fille de 8 ans qui lui a fait avouer qu'être soldat cela veut dire tuer ou en tout cas vouloir tuer. Vivre avec ses souvenirs, comme ce commandant qui se recueille devant les plaques portant les noms de ses hommes morts au combat.

Avec tact le réalisateur livre les espoirs et les incertitudes de ceux qu'il a filmés, très près. "Les Sarajéviens " est un film d'amour de l'autre, sans tapage, malgré le souvenir des bombes et des balles qui hante les mémoires. Sa simplicité est celle des lettres d'amour à la fiancée dont Jean-Luc Godard disait qu'elles étaient la matière même de tous les vrais films.


Hervé Nisic

 

 

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