UN JEUNE PATRIOTE
de Du HaiBin
En référence au roman éponyme de Michel Butor, on aurait envie d'appeler La Modification le film foisonnant que le réalisateur chinois Du Haibin consacre à l'itinéraire politique d'un jeune homme qu'il suit pendant quatre ans. Un voyage, et un changement. Le voyage consiste à suivre une trajectoire personnelle pour répondre à une ambition plus large: saisir les ressorts de la fierté patriotique de la jeunesse chinoise.

La rencontre fortuite du jeune Zhao Chang-Tong à la tête d'une manifestation dans la ville de Shanxi (au nord est de la Chine) donne sa forme au projet. Le jeune homme fait fièrement tournoyer un grand drapeau chinois et lance à tue-tête des mots d'ordre nationalistes pour protester contre le maintien en détention d'un capitaine chinois capturé par des marins japonais. Zhao Chang-Tong parcourt les rues de la ville emmenant avec lui une petit groupe exhalté. Les commerçants le saluent, amusés ou respectueux. La caméra le suit et révèle qu'il tire une canette de Coca Cola de sa poche. Lucidement, le jeune homme fait remarquer au réalisateur que le détail pourrait détonner dans l'image d'un jeune révolutionnaire enthousiaste (on retiendra cette remarque pour comprendre qu’un autre film se joue dans ce film)...

Coca Cola est le nom du premier des neufs chapitres du film. Il est suivi d'un autoportrait, tout en exaltation de la gloire patriotique de Mao Tse Toung. Les poèmes et chants à la gloire du Grand Timonier habitent littéralement Chang-Tong. Il se livre avec une candeur touchante à la caméra de Du Haibin. Il est clair pour lui que l'individu ne peut exister véritablement sans l'Etat. Il en veut pour preuve que lui même issu d'une famille modeste a pu bénéficier de l'instruction gratuite et des soins médicaux fournis par l'Etat. Mais cela doit se mériter et Chang-Tong rate une première fois l'examen d'entrée dans l'université. Son diplôme local de photographie est une maigre consolation. La famille le soutient (il serait le seul des enfants à pouvoir suivre une éducation supérieure), car il porte l'espoir d'une élévation sociale pour tous. Des petits boulots d'été (groom dans un hôtel par exemple), il tire des leçons politiques de la manière dont les hommes se comportent avec les employés, notant au passage que les clients japonais de l'hôtel portent eux-mêmes leurs bagages et font preuve d'indépendance et d'initiative personnelle, contrairement aux Chinois.

La persévérance de Chang-Tong paie, il est admis à l'université. Un monde nouveau s'ouvre à lui malgré l'exiguité de la chambre qu'il partage avec un coloc fondu de rap. Du Haibin explore avec finesse cet univers un peu hors sol qu'est l'université pour Chang-Tong. Il doit emprunter pour s'acheter un ordinateur, tout comme sa famille l'a fait pour financer son entrée à l'université. Il vaut mieux adhérer à l'association des étudiants. Chang-Tong en devient un membre actif et y propose ses services de photographe. Le tableau personnel comprend sans surprise la rencontre avec l'amour sous la forme d'une brillante étudiante de sa classe.

Mais Du Haidin n'oublie pas son sujet et nous donne le privilège de partager les cours très politiques que suit Chang-Tong. Les étudiants y apprennent sagement que Mao Tse Toung a eu une perception visionnaire dont on doit s'inspirer. Un gouvernement ne saurait s'imposer en allant contre les aspirations profondes de son peuple: or la Chine n'a pas de tradition démocratique. Et seuls les régimes autoritaires ont su porter leurs peuples sur la voie du progrès. CQFD.

Les convictions politiques de Chang-Tong apparaissent assez floues. Il cite de manière assez détachée la répression qui s'est abattue sur les manifestants de la place Tian 'anmen, et la persécution qui les a suivis tout au long de leur vie. Mais on sent toujours une attirance pour le spectaculaire révolutionnaire.

Un éveil se produit lorsqu'il va avec un groupe d'étudiants bénévoles assurer pendant quinze jours un enseignement dans un village reculé. Enseignement est sans doute un grand mot. En quelques jours, des mots de mandarin sont assénés à des enfants de l'éthnie Yi dont ce n'est pas la langue, des rudiments d'arithmétique, des chants patriotiques, une cérémonie de lever du drapeau national, le tout dans la boue et au milieu des poules.

Lorsque Chang-Tong est confronté à la corruption endémique qui caractérise la construction immobilière en Chine, son regard bascule. Les notables s'approprient de juteuses subventions lors des opérations de rénovation de quartiers entiers en détruisant les maisons des familles comme celle de Chang-Tong. Son grand père malade et très âgé n'y survit pas. Et film dans le film, Chang-Tong documente avec son appareil photo-caméra les derniers jours de son grand père et l'émouvante résistance de la famille devant l'avancée des démolisseurs.

Lorsqu'on retrouve Chang-Tong à l'université, il a bien changé. Crâne rasé et vaguement sentencieux, il apparaît à ses camarades comme un jeune homme en colère.

Le projet de Du Haibin trouve à la fois une limite et un dépassement. Sa limite réside dans la difficulté à faire émerger le véritable Chang-Tong sous le jeune homme qui se met volontiers en représentation. La dissolution du sentiment patriotique dans le constat des dégâts de la corruption dont lui et sa famille sont les victimes semble être un aboutissement de sa trajectoire. Du Haibin termine son film en opposant deux images. La première est celle du jeune Chang-Tong marchant dans un tunnel. En le suivant, la caméra découvre un long slogan publicitaire d'une banque proposant l'enrichissement pour toutes les familles. Elle est suivie de l'image énigmatique d'une statue du président Mao au visage recouvert d'un tissu, battue par le vent. Comprenne qui voudra.

Le film dépasse largement son propos suggéré par les belles images d'ouverture montrant un site monumental à la gloire de Mao comme un rempart face au vent violent. Il fait voyager le spectateur en passager clandestin dans la Chine profonde. Le regard avide saisit les conditions matérielles de la vie des Chinois, la rusticité des lieux parfois, la solidarité familiale, la tendresse et le soin pour les vieux parents, la modernité des tableaux électroniques dans les salles de cours, les étudiants en scooter, la générosité d'une jeunesse face à la dureté de la vie dans les campagnes reculées, les portables comme dans le reste du monde, la persistance des traditions funéraires...

Mais il y a un aussi autre film auquel nous sommes conviés. Aspirant photographe au début du film, Zhao Chang-tong s'est peu à peu mis à filmer et peut-être à se mettre en scène au contact de Du Haibin. Le film sur un jeune patriote est devenu aussi un film sur la naissance d'un réalisateur... L'image excède toujours celui qui la propose comme celui qui la regarde. Dont acte.


Hervé Nisic


Revue IMAGES documentaires n° 88 / 89
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