L'idée de faire un film sur la poésie générée par ordinateur a pu paraître audacieuse au début de notre entreprise. Maintenant, c'est l'idée même qu'il n'y aurait pas de film sur les machines qui produisent des textes qui paraîtrait curieuse, tant les progrès des ordinateurs se sont imposés dans la vie quotidienne et dans le monde médiatique.
Le paradoxe apparent, c'est qu'il s'agisse de poésie, domaine par excellence de l'inspiration, de l'artiste vaguement irréaliste. Pourtant, s'il on veut bien y prêter attention, la poésie a toujours été une manière très particulière, très technique, de travailler avec la langue. La poésie, c'est de tous temps le domaine du jeu avec les contraintes, les rythmes, les sonorités, les figures de style, ou les mises en page lorsqu'elle est écrite. Et aussi, contrairement au roman par exemple, la poésie a moins de comptes à rendre au réel. Or une machine n'a évidemment aucune vision du monde. Elle utilise les données qui sont à sa disposition, et ne peut pas en général les relier au monde extérieur, du moins en terme de pensée du monde. Mais elle peut travailler comme en circuit fermé dans la langue même.Il n'est donc pas tout à fait surprenant que les premiers utilisateurs exigeants du langage que sont les poètes se soient intéressés à tous les outils qui pourraient aider à débusquer les ressources cachées dans la langue, leur permettant de dépasser leur propres limitations.
Ce qui est en train de se passer, c'est que le langage (support de la pensée), après la force musculaire, devient à portée des machines. Et cela est extraordinairement troublant. Comme les capitaux flottants de la finance, les textes se détachent de l'acte d'écrire pour fluctuer aux vents de la virtualité. Si l'on peut stocker les mots de la pensée comme on peut capitaliser l'argent, il est possible de faire travailler ces mots comme on dit que l'argent " travaille ". Les ordinateurs rendent possible une mécanisation de la production langagière. La comparaison de la productivité humaine et de celle des machines, qui a pesé lourdement sur la fabrication des marchandises va atteindre les producteurs de textes, les travailleurs du langage.
Des textes utilitaires commencent à être générées par des machines comme pour la météo, les systèmes de courrier spécialisés comme les réponses aux lettres de réclamation (à la Redoute), et l'on dit que certaines formes de littérature simple sont déjà produites par des ordinateurs aux USA. Ce qui est encore plus troublant c'est que les poèmes générés par le programme de Jean-Pierre Balpe nous parlent directement, et que nous cherchons toujours l'être humain, derrière toute parole. Toujours, pour nous il y a un auteur.
Comment faire un film de ces questions ? Grâce à la musique, grâce à cette performance publique à l'Ircam qui a rendu aux écrits la voix vigoureuse des poètes et les a mêlés à la musique de Jacopo Baboni-Schilingi.
Une image exige l'humilité de la raison et l'activité du jugement dit Marie-José Mondzain. J'ai essayé de produire un objet qui soit avant tout un film, un paysage mental où le rationnel côtoie la sensation, où comme dans la vie des hommes, l'essentiel n'est pas dit mais transmis de manière plus diffuse, indirecte, et peut-être plus profonde.
Après " La Hauteur du Silence ", il n'était pas absurde d'interroger le statut du langage !
J'espère avoir fait un film qui peut amener par la poésie à une réflexion sur une transformation majeure de notre relation au langage.
Hervé Nisic